Nous sommes devenus les esclaves d’une tyrannie inédite : celle de l’immédiateté absolue. Interactions professionnelles, transactions commerciales, relations humaines… nous « communiquons » en permanence, si bien que tout ce qui ne nous apporte pas de réponse ou de satisfaction immédiate nous semble anormalement « lent ». Le rythme de vie de la société s’est considérablement accéléré et nous voilà pris au piège de la vitesse, à vouloir tout, tout de suite… Mais à quoi rime cette gratification instantanée ? Le court terme serait-il devenu une fin en soi ?
C’est en tout cas une valeur dominante. Ainsi, dans le domaine de la finance, une accélération majeure s’est opérée sous l’effet du « trading haute fréquence », qui permet d’envoyer en masse, et à un rythme effréné, des ordres d’achat et de vente pour bénéficier du meilleur rendement sur les transactions. Le trading haute fréquence, dont les opérations sont générées automatiquement par des algorithmes ultra sophistiqués, représente aujourd’hui près de 80% des transactions réalisées sur les marchés financiers américains, et un tiers de celles réalisées en Europe. D’après le New York Stock Exchange, ces transactions standardisées ont fait chuter la durée moyenne de détention des titres de 7 ans en 1940… à 22 secondes en 2012 !
Ce « raccourcissement temporel » se retrouve aussi dans le monde de l’entreprise. Soucieux de satisfaire leurs actionnaires, les chefs d’entreprise ont désormais le nez collé au guidon des résultats financiers trimestriels – au risque de négliger tout autre paramètre. Comme le déplore Dominic Barton, du groupe McKinsey (Harvard Business Review, 2011, 2014), la prédominance d’un capitalisme « trimestriel » affecte l’ensemble de l’économie… Un horizon temporel limité empêche les entreprises d’investir et d’innover, ce qui se traduit par une croissance économique atone, un faible taux d’activité, et affecte finalement le retour sur investissement des épargnants.
Le phénomène s’est hélas récemment accentué. Les résultats de l’étude menée en 2013 par McKinsey et le Canada Pension Plan Investment Board (CPPIB) sont à cet égard saisissants : 44 % de la gouvernance et des cadres dirigeants de grandes entreprises estiment que leur horizon stratégique ne dépasse pas trois ans… Pire, 63 % des sondés estiment que la pression d’une performance financière à court terme s’est accrue depuis la crise.
Pourtant, des alternatives existent à ce diktat de la maximisation du profit, qui nécessitent en premier lieu de prendre du recul et de s’interroger sur la finalité de l’entreprise… et du capitalisme.
Or, depuis quelques années, la société civile fait preuve d’un dynamisme extraordinaire : entrepreneurs, chercheurs et citoyens proposent des solutions innovantes pour régénérer le capitalisme en le mettant au service du bien commun. Ils s’accordent sur trois points :
On citera ici l’exemple de l’« économie positive » (Jacques Attali, 2013) qui insiste sur la notion d’un altruisme intergénérationnel, prenant en compte les contraintes du présent et les défis de l’avenir dans la création de valeur.
Il faut en finir avec le cliché qui voudrait qu’une entreprise socialement responsable soit moins rentable ou performante que les autres. L’agence allemande Oekom Research publie chaque année une analyse du retour sur investissement des valeurs que ses équipes de recherche considèrent comme responsables. Elle démontre que ce type d’actifs génère un double bénéfice : d’une part, une performance comparable, et même supérieure, à celle des actifs classiques ; d’autre part, une réponse viable à la réalisation d’objectifs sociaux, éthiques ou environnementaux. Ainsi, sur une période de dix ans (01/01/2005 à 31/12/2015), le portefeuille de valeurs responsables Oekom Prime Portfolio (pondéré de la capitalisation boursière) affiche un rendement de 116,03 % contre seulement 113,04 % pour l’indice d’actions internationales MSCI World. Au contraire, parce que son organisation intègre des critères de long terme (développement durable et utilisation réfléchie des ressources naturelles, avancées sociales et bonnes conditions de travail, entre autres éléments), elle est en réalité mieux armée pour anticiper les évolutions de la société et répondre aux attentes des consommateurs de plus en plus soucieux du respect de la personne humaine et de l’environnement.
Ainsi, si une responsabilité cruciale revient aux chefs d’entreprise dans l’élaboration d’une stratégie de long terme, une responsabilité au moins équivalente incombe aux investisseurs institutionnels et aux gérants d’actifs : celle d’examiner le comportement des entreprises dans lesquelles ils placent les capitaux de leurs clients et d’encourager celles qui s’efforcent de concilier objectifs à court et long termes. Cela implique de se dégager des oeillères de la rentabilité financière immédiate, de tolérer la « sous-performance » passagère si elle permet de créer de la valeur dans le temps long. Les prises de position courageuses existent : en avril 2015, Larry Fink, le président de BlackRock, le plus grand fonds d’investissement mondial (4 000 milliards d’actifs) a envoyé une lettre aux PDG des 500 plus grandes sociétés américaines pour les inciter à changer d’optique et à privilégier la performance de long terme plutôt que des profits immédiats. Il va même plus loin – au risque de scandaliser les actionnaires – en proposant de surtaxer les rendements des actifs détenus moins de trois ans.
Une stratégie de long terme n’exclut pas la performance. Comme l’analyse Rosabeth Moss Kanter, professeur à la Harvard Business School : « la valeur créée par une entreprise ne doit pas simplement être mesurée en termes de profits à court terme (…) mais aussi par la façon dont elle (…) maintient des conditions qui vont lui permettre de prospérer au fil des années. Les chefs d’entreprise génèrent bien plus que des dividendes : ils bâtissent des institutions durables ».
Il nous revient à tous, que nous soyons professionnels de la finance ou épargnants, de soutenir ces pionniers qui construisent l’entreprise de demain.
Cédric Meeschaert
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